lundi 2 mars 2009

Transition tchèque

Des ténèbres de la nuit surgit soudain le thème du pont. Et de la torpeur est-européenne se réveille alors le poète Vítězslav Nezval. Qui est-il ? Le phare de l'école poétique tchèque ! Il a débuté en 1922, dans le groupe qui se donnait le titre de Devětsil (Les Neuf forces, nom tchèque d'une fleur de printemps : Pétasiles), par le recueil Le Pont, dont le titre exprimait sa conception de la poésie qui est un pont entre le subconscient et le conscient, entre la réalité et le souvenir.

Extrait :

Poèmes à la Nuit

Edison

I

Notre vie est telle qu'un pleur morne et terne.
Un joueur sortait un soir de la taverne,
La neige poudrait les ostensoirs des bars,
Le printemps était proche en l'aire moite épars,
Mais la nuit frissonnait comme une prairie
Sous les éclats d'une australe artillerie
Qu'écoutaient à table, aux bancs crasseux figés,
Les buveurs d'alcool sur leurs verres penchés
Et des femmes vêtant leurs corps presque nus
De plumes de paon, tous par le soir émus.

Un poids lourd qui écrase pesait là sur le sort,
Spleen, tristesse, angoisse de la vie et de la mort.

Rentrant par le Pont des Légions, tout bas
Je chantais pour moi seul des airs d'opéras,
Buveur de feux nocturnes aux barques fantomales
Minuit était tombé de la cathédrale.
Minuit, heure de mort, étoile à mon horizon
Dans cette nuit douce de l'avant-saison.

Mais un poids qui écrase pesait là sur le sort,
Spleen, tristesse, angoisse de la vie et de la mort.

Par-dessus le parapet je vis une ombre,
Une ombre d'homme plongeant au néant sombre,
Mais là quelque chose était lourd et pleurait,
L'ombre triste d'un joueur que l'enfer attirait.
„Qui, dis-je, êtes-vous, Monsieur ? Dieu vous pardonne !”
Il répondit lugubre : „Un joueur, personne.”
Là pesait un chagrin lourd qui se taisait.
Une ombre comme un gibet qui se dressait,
Une ombre tombant du pont. J'ai fait : „Ah !” Puis, livide :
„Non, tu n'es pas un joueur, tu es un suicide.”

Nous marchions tous deux sauvés la main dans la main,
Main dans la main nous marchions rêveurs sans frein,
Hors la ville où le faubourg de Kochir commence,
Au signal des éventails de la nuit dense,
Par-dessus bals, kiosques, bars, tristes lieux,
Nous marchions main dans la main silencieux.

Mais un poids qui écrase pesait là sur le sort,
Spleen, tristesse, angoisse de la vie et de la mort.

J'ouvris la porte, allumai le gaz, du geste
Offris à l'Ombre ma couchette modeste :
„Monsieur, dis-je, à nous deux cela peut suffire.”
L'ombre du joueur avait fui sans mot dire,
Songe illusoire ou spectre ? je n'en sais rien,
J'étais seul devant mon lit quotidien.

Mais un poids qui écrase pesait là sur le sort,
Spleen, tristesse, angoisse de la vie et de la mort.

De ma table où s'entassaient journaux et livres,
Je regardai par la fenêtre le givre
Et les neigeux flocons tresser leurs couronnes
Avec ma chimère et mon spleen monotones,
Buveur de nuances que jamais l'on ne saisit,
Buveur de lumière qui dans l'ombre s'engloutit,
Buveur de femmes, du rêve et des serpents maîtresses.
Buveur de femmes, fossoyeuses de leur jeunesse,
Buveur de femmes, belles, cruelles, hasardeuses,
Buveur de volupté, de sang, d'écumes fielleuses,
Buveur de tout ce qui est cruel, écrase, mord,
Buveur d'épouvante et de pleurs, de vie et de mort.

Je me dis : „Il faut vite oublier les ombres.”
J'ouvre les journaux dont ma table s'encombre,
Parmi les relents d'encre grasse apparaît
Edison l'inventeur, émouvant portrait
Qui évoque à mon esprit la noble image
D'un prêtre en simarre comme au Moyen Âge.

Le poids écrasant du Beau pesait là sur le sort.
Courage, allégresse de la vie et de la mort.
(traduit par F. Baumal et J. Palivec)

1 commentaire:

faustine a dit…

Je ne sais pas quoi dire.
Heureusement que "l'écrit" est encore là, voilà, je retiens la puissance du mot en lisant ton texte.

En plus je trouve que sur fond noir ça claque!

Sinon, au delà de l'écrit, ce texte m'a fait penser à des peintures expressionnistes allemandes, et surtout, surtout, m'a fait me souvenir que "le cri" de Munch rugissait depuis UN PONT justement!