lundi 17 mars 2008

le "e" de Kubrick!

Thank you dear pour cet extrait qui me ravie et me terrifie à la fois. Je précise que j'avais totalement oublié ce passage, et qu'à la seconde où ce que j'appellerai désormais la "séquence à la fresque" ou "the fresco sequence" (ça sonne tellement plus snob et burgessien d'un coup!) s'est terminée, et qu'on se retrouve le long de la rivière là j'ai stoppé, car je refusais purement et simplement de revoir Alex les frapper et les balancer à l'eau.
Je ne manquerai pas de l'analyser, mais ensuite!
Je préfère me concentrer sur cette "fresco sequence" qui est déjà suffisante en terme de bidouillage mental!

Je la trouve tout d'abord frappante de théâtralité. Tous les personnages semblent figés, chacun attendant de prononcer leur réplique comme un chorus grec. Chacun paraît avoir également un rôle prédisposé à incarner: le bouffon, le sage, l'idiot, le mec qui reste dans le décor et qui ne sert à rien, à tel point que cinéma oblige, il passe hors champ! C'est vrai que j'ai même oublié jusqu'à sa présence, à part à la toute fin quand tout à coup je me suis dit: "mais où est-il passé? pourquoi une telle disparition?" en fait ce quatrième larron c'est un peu le "e" de georges Perec.
Non seulement il est condamné à l'inexistence physique, mais le metteur en scène ne lui laisse même pas la possibilité de s'exprimer en off. Le bonhomme est tout simplement annihilé.

Le coeur de la scène s'articule autour du trio et du va & vient dialogué entre Alex et ses acolytes qui subissent ses assauts conceptuels et son verbiage châtié. Cette bulle langagière crée un effet de distanciation immédiat qui fait que deux réactions plus ou moins simultanées s'imposent aussitôt au spectateur: le "je ne vais même pas essayer de comprendre ce charabia, du coup je suis beaucoup plus sensible à l'image- heheeheh éternelle contraste entre "poids des mots" ou "choc de la photo"!- ou au contraire, le " mon dieu que disent-ils je vais essayer de décoder, et du coup, je me laisse complètement embobiner au point de ne plus rien "capter" au passage des images". Kubrick a-t-il l'intention de nous enfermer sciemment dans l'une ou l'autre de ces postures? Espère-t-il nous permettre d'accomplir notre propre dialectique pour construire librement le sens de cette scène? Ou veut-il nous exclure à notre tour, et nous livrer une vision tristement parcellaire, où l'on se sent forcément subergée?

D'ailleurs, l'impression d'être écrasée est à relier avec un des premiers raccords regards d'Alex, qui nous sort enfin de ce long plan d'ensemble fixe, bleuté et irisé de lumière blanche limite blafarde.
Tels des statues dans une galerie du Louvre, admirablement réparties, les acteurs paraissaient englués dans leur fauteuil. Le spectateur, lui, était soumis à cette désagréable sensation d'être assis au premier rang de l'orchestre, passivement, et d'attendre que le spectacle commence pendant les premières minutes de la scène 1 de l'acte I un peu laborieuse, où le personnage principal fait son apparition avec le moins de naturel possible.

Ecrasé donc, car ce premier raccord regard transmet un véritable malaise, comme si les droogs allaient se transformer en passe muraille et traverser la fresque. Ils sont complètement rencognés dans cet espace. La fresque rappelle un décor de théâtre. Ses inscriptions, qu'on n'hésiterait pas à appeler graphs ou tags aujourd'hui ressemblent aux textes obscènes qu'on trouve bizarrement dans les toilettes des bibliothèques publiques, les messages racistes en moins. Ainsi, les deux compères se retrouvent absorbés, "au pieds du mur"par des "bulles" vaguement trash. Du "If it moves, kiss it" à "suck it and see" on est assez éloigné des longs monologues de "la philosophie dans le boudoir". Ce qui m'intrigue, c'est que cette discussion pourrait avoir lieu n'importe où, et que ni les trublions d'Alex, ni l'anti-héros (anti-éros?) himself n'ont l'air de s'être approprié cet endroit. Le mur est là, comme invisible, ne choquant ni n'intéressant aucun des condisciples.

Les boutons sur le menton et le grain de "mocheté" des deux caids sont en revanche bien visibles. Les contre-plongées et plongées sur leur visages sont particulièrement sordides. Leur peau luisante ne nous laisse aucun répit. Kubrick, ou Alex? nous refusent le contre-champ sur notre orangeur favori. Ce plaisir pervers est réhaussé par le fait que lorsqu'on a enfin accès aux traits de Malcom McDowell, celui ci apparaît surtout comme un archange à la beauté maléfique. Le regard flasque et terne des deux amis contraste avec les yeux bleus perçants d'Alex. De plus, sa rupture du fameux "Fourth wall", se tournant tout à coup ostensiblement vers la caméra, donc vers le spectateur, est perçue comme plutôt agressive, comme s'il nous provoquait en nous enjoignant à venir participer à la future débauche. Son regard, goguenard et complice à la fois, déroute. On a tout à coup l'impression d'être rappelé à l'ordre. Dans le même temps, c'est aussi une sorte d'appel à témoin.
Là encore, cette fausse proximité avec le spectateur n'aurait pas la même valeur au théâtre. Le recours au public, principalement pour les apartés y est un mode presque usé. Là, on bug, parce que tout à coup on se demande à qui il s'adresse vraiment. En plus ce bref instant de rupture, répété à deux reprises, est trop court pour que l'on puisse se sentir personnellement impliqué.
Je suis aussi troublée par les mains qui deviennent une sorte de métonymie d'Alex. Lui aussi disparaît, seules ses mains qui enserrent le cou du gros (vous trouvez pas qu'il a un faux air de Jack Black?) et qui s'agitent sur ses épaules incarnent le personnage. Sa fébrilité me fait peur!
Or, je suis convaincue que les mêmes gestes ou mouvements dans un plan beaucoup moins rapproché n'auraient pas un tel impact sur moi. Miracle du cadrage!

Par ailleurs trois références postérieures s'imposent: "funny games" de mon autrichien préféré pour le costume blanc des "brothers" que les deux ados se réapproprient à leur façon, pour le club de golf balancé par le leader de la prise d'otage qui remplace la canne d'ALex, et pour leur politesse et expression sophistiquée à la limite de la plaisanterie macabre. Bien sûr la célèbre rupture du "4th wall" est aussi reprise par le control freak Haneke.

Aucun commentaire: